paru dans Liberté Politique n°85, juillet 2020
La grande illusion est le titre d’un chef d’œuvre cinématographique de Jean Renoir. L’action se passe dans une prison lors de la Première Guerre mondiale. L’officier français, joué par Pierre Fresnay, révèle l’état d’esprit qui a prévalu et permis ce désastre pour l’Europe : « En espérant que c’est la dernière guerre ». L’officier allemand répond sobrement : « Ah ! tu te fais des illusions ». Le spectateur français s’identifiant naturellement à l’officier de son camp, connaissant dorénavant la suite tragique du destin de son pays, perçoit la charge sans concession du réalisateur face à la sur-confiance, la désinvolture avec laquelle les personnes ayant autorité peuvent s’aveugler sur le bien-fondé de leurs décisions et créer de dramatiques précédents. Si l’analogie entre la guerre et une pandémie virale est discutable à bien des égards, en revanche, ce titre que je mets au pluriel, Les grandes illusions, résume parfaitement mon propos.
À partir de modélisations critiquables, grâce aux moyens de communication modernes, d’internet, les gouvernements ont imposé une gestion inédite d’un phénomène terrible mais connu dans l’histoire – une épidémie. L’Église catholique s’est elle-même retrouvée entraînée dans le confinement, situation inconnue à cette échelle. Impréparés, la hiérarchie cléricale et les catholiques se sont adaptés, révélant ainsi bien souvent les paradigmes de leur pensée et leurs véritables priorités. Les conséquences positives furent immédiatement relevées et mises en lumière : nombreuses catéchèses, instructions « en ligne », messes « en live », possibilité de recevoir l’extrême onction, continuité des enterrements, continuité des œuvres sociales – distribution des repas, appels à « rester en contact » avec les personnes âgées et isolées, services d’écoute en ligne auprès de publics divers, confection de masques, blouses, divers services dans l’accueil hospitalier… Beaucoup ont témoigné pour leur famille de moments privilégiés d’échanges et de prières.
D’autres conséquences ne firent pas l’objet d’une même publicité sympathique sur les réseaux sociaux : privation de l’Eucharistie pour l’immense majorité des fidèles pendant de longues semaines, dont les jours saints, dans une grande partie du monde, isolement des malades et des souffrants, arrêt des baptêmes, confirmations, mariages, mais aussi abandons de très nombreuses personnes âgées et mourants par peur, lâcheté ou par soumission à une réelle dictature administrative, isolement de la vie contemplative avec la fermeture des hôtelleries, voire des abbatiales. Dans un premier temps ou dans un certain nombre de lieux, il y eut la fermeture des églises, l’impossibilité de rencontrer un prêtre « en vrai », de se confesser, ou de communier. Certaines de ces dispositions étant imposées par le gouvernement, d’autres par les préfets, d’autres par la hiérarchie catholique, d’autres enfin par l’initiative personnelle du clergé local ou des laïcs.
Comment a-t-on pu en arriver là ? Est-ce un précédent inéluctable pour la prochaine vague, la prochaine épidémie, voire pour la grippe saisonnière ?
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À la faveur du confinement, on a entendu de nombreuses justifications théologiques sur la privation de la participation à la messe du dimanche des fidèles, ainsi que sur la privation de la communion en dehors de la messe. La réalité de la nécessaire vie sacramentelle pour un catholique fut mise sous silence, et « la créativité » orientée surtout vers le numérique. Pourtant, le père Léthel donne dans son ouvrage La blessure eucharistique[1], de nombreux exemples de l’habituel courage catholique dans les circonstances extrêmes (camps de concentration nazis, emprisonnement au Vietnam…) où la créativité et le courage furent au service du don réel de l’Eucharistie à ceux qui souffrent. Il donne cet exemple du Vénérable cardinal vietnamien François-Xavier Nguyen Van Thuân, qui est resté treize ans en prison, lors de la persécution communiste : « Il a réussi à célébrer l’Eucharistie chaque jour dans les conditions les plus extrêmes, avec trois gouttes de vin dans la paume d’une main, une petite hostie dans l’autre, en conservant continuellement une hostie consacrée dans la poche de sa chemise. Pour un autre prêtre prisonnier, il avait fabriqué une bague avec le fer d’une boîte de conserves, qui était un « mini-tabernacle » contenant un fragment d’hostie consacrée. Aux catholiques prisonniers, il donnait une réserve d’hosties consacrée dans des paquets de cigarettes pour qu’ils pussent continuer à vivre l’adoration et la communion. Pendant cette période de persécution les évêques vietnamiens avaient donné aux laïcs engagés la permission de garder l’Eucharistie pour la porter dans les zones où les prêtres ne pouvaient pas pénétrer. Dans une de ses prières écrites en prison, Mgr. Van Thuan disait à Jésus Eucharistie : « Je te porte avec moi jour et nuit ». Cette proximité continuelle de Jésus Eucharistie le soutenait, l’aidait à pardonner et à aimer héroïquement ses ennemis, à tel point que ses gardiens communistes devenaient souvent ses amis ! Il affirmait : « Ma seule force est l’Eucharistie » ».
Cette créativité se trouve aussi dans une tradition plus ancienne. Ainsi, Françoise Bouchard raconte un épisode de la vie de sainte Jeanne de Chantal[2]. Afin qu’une pauvre femme atteinte d’un chancre réputé contagieux lui dévorant le visage puisse communier, la sainte fit fabriquer une pince en argent. Le prêtre put ainsi introduire la Sainte Hostie sans risquer de toucher la malheureuse. Cet exemple est intéressant à plusieurs points. Tout d’abord l’initiative est prise par une femme, alors simple laïque. Dans ce cas comme pour le Covid-19, la malheureuse était placée en isolement car elle était contagieuse ; la bien-pensance générale estimait, de plus, que cette femme pouvait être privée de messe et de communion. On conseilla enfin à la baronne de Chantal de s’éloigner d’elle afin de ne pas contaminer ses propres enfants, puisqu’elle-même semblait mépriser sa santé. Un argument similaire fut largement donné pour le Covid : ceux qui accepteraient de « se sacrifier » pouvaient tout de même porter préjudice en diffusant la maladie sans le savoir ; ils devaient donc impérativement s’en abstenir. La démarche de la sainte française fut tenace car elle n’abandonna pas face à ses détracteurs amicaux et familiaux. Elle fut créative et la plus respectueuse possible envers l’Eucharistie car on fit appel à un orfèvre. L’Église a finalement reconnu dans cet acte la charité de Jeanne de Chantal.
Que la réglementation étatiste sanitaire et hygiéniste ait rendu possible d’aller chercher une crème hydratante à la pharmacie, ou du bon vin chez le caviste, mais que l’on ait largement interdit de donner la communion aux fidèles, que très peu de prêtres et évêques aient permis avec la prudence, la distanciation nécessaire etc. la présence de quelques fidèles à leur messe, qu’on ait largement refusé aux fidèles la communion en dehors de la messe, voilà des faits avérés. Non seulement la majorité des prêtres et des fidèles se sont laissé entraîner à sur-interpréter les règles hygiénistes lorsqu’elles étaient manifestement disproportionnées, mais le plus désolant pour l’avenir est que très peu se sont interrogés sur de possibles surenchères et lâchetés personnelles ou collectives, voire de possibles abus de pouvoir. Le travail de la raison fut nié. Seules l’émotion et une conception restreinte de l’obéissance furent tolérées. Pourtant nous avons à relire ce temps récent pour réagir avec foi collectivement, au cas où ce type d’épreuve nous toucherait à nouveau. Nous devons aussi prendre conscience que certains tirent de cette « catéchèse du confinement » viciée une certaine cohérence, qui peut laisser de profondes conséquences. Ainsi Anne Soupa, qui a présenté très médiatiquement sa candidature à l’archevêché de Lyon, explique sobrement mais avec une implacable logique : « Les sacrements ce n’est pas le tout de la vie chrétienne. On peut vivre en chrétien sans ces sacrements, on l’a vu pendant le confinement. »
On a largement préféré voir dans cette candidature une réclamation fantaisiste plutôt qu’une réponse de la bergère au berger. Pourtant, si l’autorité utilise toutes sortes de manipulation du langage pour faire accepter les normes gouvernementales, elle doit s’attendre à des réactions de même type en retour. Examinons quelques éléments de langage largement donnés par des autorités cléricales.
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D’abord s’est imposé le terme abusif de « jeûne eucharistique ». Alors que nos aînés dans la foi se privaient de nourriture et de boisson pour pouvoir communier, par un simple artifice de langage il nous était possible de manger, boire, profiter de l’existence, du confort moderne et des divertissements sur internet ; tout en faisant un nouveau jeûne : celui de se priver de la messe ! Quand on prend quelques minutes de réflexion, on mesure la terrible inversion qui s’est glissée et répandue.
Je précise à mon lecteur que ma critique porte sur la justification pastorale donnée, et non sur le fait qu’il existe des circonstances concrètes qui peuvent rendre impossible la présence à la messe : maladie, absence ou éloignement de prêtres, emprisonnement, persécutions… Il ne s’agit pas de remettre en cause les données épistémologiques contemporaines mais d’accepter une réflexion sur l’agir face à celles-ci et sur les arguments théologiques donnés pour faire accepter les mesures sanitaires.
Ceci étant précisé, voici une seconde justification entendue : nous pouvions enfin vivre en communion avec ceux qui habituellement ne peuvent communier. Là, de nouveau, nous assistons à un processus qui interpelle : à la fin du synode sur l’Amazonie, on arguait majoritairement que l’accès à la communion devait être possible pour tous, partout. Puis, par un étrange phénomène, il ne s’est plus agi de partager un bien, le plus grand soit-il, mais de considérer que la privation de ce bien, si elle est partagée par tous, est un bien. On constate une mise en exergue de la dimension communautaire, transversale, sociale, de l’Eucharistie, rendue prioritaire sur la relation interpersonnelle et transcendante entre Dieu et l’âme – relation qui est aussi intercession pour tout le genre humain. Cette position égalitariste a amené des religieuses contemplatives à refuser la présence d’un prêtre résident, des prêtres à ne plus dire leur messe par fausse compassion. Avec cet oubli impressionnant des personnes divines elles-mêmes partie prenante dans cet admirable échange qu’est l’Eucharistie : exit le fait que le Christ désire se donner aux âmes sacramentellement…
Par ailleurs, on a peu mesuré l’incongruité de certaines comparaisons. Si certains catholiques ne peuvent recevoir l’Eucharistie parce que leur situation personnelle est objectivement en contradiction avec le don du Christ pour l’Église, ce ne sont pas seulement les circonstances qui les en empêchent mais aussi une certaine responsabilité personnelle. Rappeler que certains chrétiens sont privés de pasteur ou sont emprisonnés est une réalité, mais être confiné à quelques centaines de mètres de son curé et réciproquement de ses fidèles, et ne pouvoir communier n’est pas du tout la même expérience humaine et spirituelle que d’attendre la venue d’un missionnaire ou d’être empêché manu militari de rejoindre la messe. Encore une fois, il convient de rappeler le contexte : en France, il fut toujours possible de se rendre au supermarché, à la pharmacie, de marcher pendant une heure à un kilomètre de distance, et même de se rendre dans une église se trouvant entre le domicile et le supermarché… Des éboueurs, des boulangers, des caissiers, des postiers – sans parler des médecins, infirmiers, agents de ménage – ont pris des risques que bien des évêques et des prêtres n’ont pas pris, soit par refus, soit par obéissance alors qu’ils l’auraient désiré.
Certes – merci Seigneur, merci à eux – une belle minorité, plus silencieuse, a continué à faire « son job », à obtenir de le faire pour nourrir du pain de Vie ceux qui le demandaient.
Mais dans l’ensemble, on a massivement introduit un nouveau paradigme comme l’a noté Anne Soupa : nous pouvions concrètement vivre sans l’Eucharistie si nous jugions les circonstances suffisantes. Ainsi, d’aucunes arguent maintenant que lorsque les autorités masculines ont manifestement failli dans un diocèse, il serait plus sain d’adapter les choses en introduisant une femme au gouvernement. Comparaison n’est pas raison[3]. Mais tel est le résultat d’une pastorale des circonstances.
Alors que la liturgie, pendant le confinement, a pu nous donner les plus beaux textes sur le pain de Vie ou l’Eucharistie, la majorité des pasteurs nous exhortait à une charité qui se vit en se privant du Pain de Vie. Les circonstances (le Covid) imposaient une pastorale soi-disant adaptée qui faisait fi des textes. Les circonstances donnaient le « la » de la foi.
Beaucoup ont ergoté sur le fait que l’Eucharistie n’était pas « vitale ». En effet, même si pour beaucoup d’âmes la communion est un « soutien » pour l’esprit et le corps comme le rappellent bien des prières liturgiques après la communion, nous ne vivons pas cela habituellement avec l’intensité d’une sainte Catherine de Sienne. L’Eucharistie n’est pas la raison de notre santé, si nous l’entendons à la manière du monde contemporain. La santé est devenue hygiène, normes, constantes chiffrables. Il ne s’agit plus d’abord de comprendre ce qui est nécessaire à la nature humaine, mais de plier la nature humaine à une efficacité. Tel est déjà le cas depuis plus de cinquante ans, pour la gynécologie, où la norme est devenue la contraception et où le respect du cycle féminin est l’exception[4]. Si nous entendons la santé et la maladie comme le Christ, dans un sens plein, où l’esprit et l’âme participent au bien du corps, alors oui l’Eucharistie est vitale. C’est ce que nous enseignent les textes de la liturgie sur le Pain de Vie que nous avons reçus pendant le confinement. Mais, tétanisés, nous nous sommes plus ou moins habitués à une dichotomie entre l’appel pressant du Seigneur à ce que nous le recevions réellement dans son Corps et son Sang, et cette situation où non seulement notre vie se déroulait sans pouvoir le recevoir, mais plus encore une pastorale troublante justifiait que du bien pouvait surgir de la privation raisonnée du Bien. Toujours à de belles exceptions près… Exceptions de ces pasteurs qui n’ont jamais cessé de dire leur messe en présence de fidèles, dans l’obéissance à leurs évêques à qui ils rappelaient humblement leurs devoirs respectifs. Ces exceptions, il s’agit de les chérir comme un trésor pour tous dans le cœur de l’Église. Là où une âme communie avec foi pour le monde, les grâces abondent. En certains endroits en France, davantage en Italie, les fidèles s’étant confessés pouvaient recevoir la communion de leur prêtre.
La dictature du relativisme que le pape Benoit XVI a tant dénoncé à temps et à contretemps, a engendré de mauvais réflexes pastoraux – le plus souvent inconscients. Notre société narcissique flatte en nous, en nos pasteurs, un regard opportuniste. On vante ainsi tel ou tel aspect de notre foi en passant sous silence tel autre au gré de nos besoins. On a pu ainsi mettre en exergue la miséricorde en oubliant la justice, etc. L’expérience du Covid-19 a révélé cette capacité jusqu’à l’excès. Beaucoup ont commencé par voir dans une réelle tragédie – il suffit de penser aux Ehpad – des opportunités pour la présence catholique sur les réseaux sociaux. On a entendu, sans sourciller, toutes sortes de sermons expliquant que la charité pouvait se passer de sa source sacramentelle. On nous a rappelé que nous étions le Christ aujourd’hui, et que par conséquent, nous devions être patients et conciliants avec la norme du moment. Certains n’ont compris la grande illusion de cette pastorale des circonstances qu’au fur et à mesure. Le déconfinement pour tout sauf pour les sacrements apporta un trouble chez de nombreux fidèles. Les laïcs aiment leurs prêtres et il leur est insupportable de réaliser qu’ils puissent faillir. J’ai entendu plusieurs fois que les prêtres devaient se protéger car on manquait de vocations et que l’on aurait besoin d’eux après ! La phase euphorique du Carême en ligne étant passée, la question n’était plus de chercher la vérité et le bien, dans le moment présent, mais d’attendre que « ça passe » car l’opportunité était dorénavant pour plus tard. Ce type de justification fut malheureusement largement accepté.
Cette pastorale des circonstances, forme sournoise du relativisme n’est pas forcément liée à une pensée progressiste, mais bien à l’opportunisme du cœuõr humain, à la tentation, pour le théologien, le pasteur, le catholique engagé, de tirer son épingle du jeu. De cela découlent pourtant tous les abus spirituels[5]…
Nous devons retrouver une foi qui accepte le travail de la raison et en particulier la cohérence. Nous devons exiger de nos pasteurs et théologiens, des arguments qui ne soient pas mouvants et réfutables au gré de la politique, des circonstances sanitaires…
Il s’agit de prendre conscience que ces réflexes pastoraux sont une sorte de mainmise sur la foi, un manque de chasteté[6] entendue dans le sens d’un respect total de toute la personne et de toute personne. La foi se reçoit de Dieu, et de l’Église. Cette dernière, l’Église, étant elle-même l’œuvre de Dieu, une avec le Christ. La foi de l’Église s’enracine dans la Tradition et la Parole de Dieu. Et non dans l’actualité ! Nous devons rechercher une conversion qui soit un retour à la foi de l’Évangile, qu’on ne choisit pas, qui est en conformité avec la raison, permettant même le déploiement de celle-ci.
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Comment ces justifications pastorales ont-elles pu si bien fonctionner ?
Catholiques, nous sommes aussi les enfants de notre époque. Le confinement et le monde d’après donnent un effet grossissant de paradigmes préexistants. Ces paradigmes expliquent les lâchetés et erreurs, comme dans une moindre mesure les réussites relatives.
Parmi ces paradigmes existentiels j’en distinguerai trois : l’égalitarisme, l’omnipotence du dialogue, enfin l’injonction au bonheur.
Si nous-même ne voulons pas nous laisser emporter par ces illusions il s’agit de prendre conscience de ce qu’elles révèlent et à quel point elles sont peu évangéliques.
L’égalitarisme a donné tout récemment sa version terrifiante dans « l’émotion » sociale et médiatique contre les violences policières racistes. L’aspiration légitime à l’égalité de traitement consécutive à l’égale dignité humaine est aujourd’hui hypertrophiée au point de paralyser toutes décisions qu’elles soient d’ordre social, politique ou spirituel. Cette utopie sociale a des répercussions dans le « management clérical ». Lors de la privation de la communion aux fidèles laïcs, la justification égalitaire fut le premier leitmotiv. « Je ne peux vous donner la communion (même si tout était possible sanitairement et légalement) car si tout le monde le demandait cela serait ingérable ». Que peu de personnes le demandaient réellement n’entrait pas en ligne de compte. Lors du déconfinement, toute solution créative pour permettre à certains de pouvoir assister à une messe était immédiatement rejetée au motif qu’une catégorie de personnes ne pourrait y assister. Tout argument était valide : absence de voiture pour les uns, fragilité de santé pour les autres, etc. Il s’agit de prendre conscience que l’égalitarisme est un totalitarisme soft, particulièrement efficace, employant une police dédiée, gratuite et disponible, faite de petits chefs. Ces personnes ont en réalité souvent plus de pouvoir que l’autorité légitime. Celle-ci en a une telle crainte, que par avance, elle s’y plie.
La seconde utopie consiste à attendre du dialogue un consensus – et non une recherche du bien – et à penser que pour réussir le dialogue, il convient préalablement de concéder des choses à son ennemi – pardon interlocuteur – au détriment de ses plus proches (enfants, paroissiens, amis…). Nous connaissons toutes sortes de variantes sociales et pédagogiques de cette utopie : éducation sans notes et sans punition, management collaboratif où l’on vous fait croire que vous choisirez salaire et vacances. En version catholique française, on rejoue une variante excessive et contemporaine du ralliement des catholiques voulu par Léon XIII. On se répète, et on finit par y croire, que tout homme politique fait son métier par pur désintérêt, pour le bien de tous et des catholiques en particulier. On anticipe les consignes, comme ce fut le cas le dimanche des élections, avant même les demandes gouvernementales. Éventuellement on rajoute des consignes pour montrer « qu’on joue le jeu », « qu’on est de bons citoyens ». En réalité on s’admire soi-même dans le rôle du gentil. Gentil non selon l’évangile mais selon la norme psychologique contemporaine. Il s’agit bien d’une version devenue folle de l’amour des ennemis. Plus proche du syndrome de Stockholm que du martyre qui lui ne cède pas, tout en pardonnant.
L’épisode du Conseil d’État saisi par quelques personnes et associations, en lieu et place des évêques de France, qui tentent ensuite d’expliquer qu’ils ont participé à cette victoire par le dialogue, n’est que le haut de cet iceberg qui se retrouve partout : conseils épiscopaux, paroissiaux, aumôneries publiques, écoles libres…
La troisième et non dernière utopie est l’injonction au bonheur. Le bonheur est rarement défini par nos contemporains. Il est souvent associé dans les enquêtes d’opinion à la santé, au bien-être, à la facilité ou qualité de vie, et à la famille. La famille : voilà bien le lieu d’un des plus grands paradoxes actuels. La famille est le refuge affectif. Elle est aussi le premier lieu de l’insécurité affective, par les divorces et autres remaniements possibles en fonction de la lassitude des adultes. La famille est définie par chacun au gré des envies, des besoins. Cela dit, nos contemporains pensent y trouver le bonheur. La famille avec ses fragilités n’aurait le droit d’exister que si les difficultés sont choisies et assumées. Dans cette vision, l’enfant non désiré, la personne handicapée ou le vieillard doivent pouvoir en être évacués. La mort, le grand âge y sont niés, placés à distance… Famille rime aujourd’hui avec confort et bien-être. La tentation est, aussi pour les catholiques, celle du communautarisme, et de l’illusion d’une séparation de la société. La souffrance et les idées contemporaines sont pourtant présentes dans toutes les familles.
Le père Potez dit ceci : « J’ai surtout côtoyé des gens qui souffrent. Beaucoup. Et c’est impressionnant. Le mot qui me revient le plus est dépouillement. La souffrance dépouille. On y perd beaucoup d’illusions, d’amour propre, de défenses. La souffrance fait fondre les blindages. Bref, elle rend vulnérable. Et c’est la clé. Mais seule la croix de Jésus peut illuminer la souffrance et lui donner un sens. Sans quoi elle reste désespérément obscure et absurde… plus le monde souffre – et tout porte à croire que ce n’est pas fini – et plus l’évangélisation est urgente. »
L’injonction au bonheur est un malheur quand elle refuse d’entendre la souffrance et de lui donner un sens. La famille ne doit pas être une réserve hédoniste de confort et de bien-être. Il y a là pourtant une vraie tentation, que le confinement a encore accentuée pour certains : le refus de la souffrance d’autrui, comme de la sienne propre, le refus de la finitude, le refus de se figurer sa propre mort inéluctable. Et peut-être le refus d’entendre la souffrance du Christ en Croix : « J’ai soif ! » « J’ai ardemment désiré manger cette Pâque avec vous avant de souffrir ! » (Lc 22, 15).
Ces refus de la souffrance et de la mort ne sont pas le bonheur. La logique de notre société morbide qui confond bien-être et bonheur, entraîne l’abandon de la vérité car celle-ci paraît trop coûteuse, trop exigeante. Beaucoup vont continuer à préférer les grandes illusions.
Pourtant, les membres de l’Église ont souffert du confinement sacramentel. La seule « sortie » est de venir à la Vérité, de L’aimer, de Lui présenter cette souffrance. Puissions-nous choisir de tout remettre devant une humble Hostie consacrée.
Gabrielle Vialla
[1] François-Marie Léthel, o.c.d, La blessure eucharistique, 02/05/2020, gratuit sur internet.
[2] Sainte Jeanne de Chantal ou La puissance d’aimer, Françoise Bouchard, éd. Salvator, 2004.
[3] J’ai écrit un ouvrage sur la vocation de la femme : Recevoir le Féminin, éd. Fécondité, 2018.
[4] Bien vivre le cycle féminin, Gabrielle Vialla, éd. Artège, 2020 : un beau livre illustré pour la transmission dans les familles sur le cycle féminin.
[5] J’ai ainsi montré cela dans différents articles sur mon blog fecondite.org
[6] À paraître : La chasteté, un don qui rend sa beauté à la sexualité, Gabrielle Vialla, Artège, oct. 2020.