Jusqu’à une époque récente, ces quelques mots « transmettre sur le corps sexué » pouvaient signifier éduquer à une saine morale sur la sexualité, dans un contexte culturel largement judéo-chrétien. Les familles, les institutions catholiques essayaient de transmettre – non sans maladresses ni quelquefois sans contre-témoignages – un certain socle reçu de la génération précédente. Au cours du XXe siècle, la mise en exergue de la psychologie, l’importance croissante accordée à l’affectivité, le souci d’une certaine transparence ont fait comprendre la nécessité d’une éducation sexuelle et affective. Celle-ci est dorénavant communément acceptée, et plus ou moins heureusement mise en place. Est-ce suffisant ? Ou devons-nous renchérir sur la nécessité d’une réforme de la culture ambiante et d’une transmission plus large sur le sens de la sexualité humaine ?
Lorsque les grands quotidiens titrent sur la possibilité ou non pour une femme transgenre de devenir mère de son fils, que des marques pour adolescents proposent des chaussures à talons, des minijupes portées par des jeunes hommes épilés, qu’une radio catholique raconte la belle histoire d’un changement de sexe chez un enfant de 8 ans, tout éducateur lucide ne peut que ressentir un profond désarroi : comment, dans ces conditions, transmettre le sens de la sexualité humaine ? De la vocation au don de soi jusque dans son corps, au milieu d’une anti-culture qui nie toute finalité à la sexualité ?
Le déferlement de la culture de mort, la vitesse accélérée de ses « progrès », placent les parents, éducateurs et pasteurs devant une tâche inédite. Par où commencer ?
Du constat idéologique au traitement préventif
L’entreprise de négation de la complémentarité des sexes n’est pas restée sur le seul terrain intellectuel, réservé à des universitaires. Les exemples donnés en introduction nous font mesurer à quel point la réalité biologique n’est pas seulement niée par la culture de mort mais comment elle est utilisée ou manipulée à des fins idéologiques.
Tout cela ne fut rendu possible que par la démocratisation de la pilule contraceptive, à l’échelle de deux ou trois générations. La possibilité d’un corps féminin disponible pour une sexualité libérée de la « contrainte » de la maternité était une première étape, à partir de laquelle toutes les revendications, au nom du « désir individuel », devenaient réalisables. Il fallait que ce point fondamental soit très largement admis, au nom d’une certaine idée de la liberté. La contraception hormonale, qui gomme concrètement une partie des différences de vécu entre l’homme et la femme, fut le cheval de Troie de l’indifférenciation sexuelle, comme de toutes les idéologies LGBT. Le vécu féminin modifié par des hormones artificielles, dont nous ne connaissons qu’en partie les effets sur le cerveau ou sur l’humeur, atténue de façon insidieuse la perception de la différence entre l’homme et la femme. Les études relatives à la nocivité des hormones artificielles sont peu nombreuses et souvent inaccessibles pour le grand public. Et quand l’une d’elles sort dans la « grande presse », elle est aussi vite oubliée, tant la contraception hormonale est devenue pour nos contemporains un paradigme sociétal. Ainsi, on sait aujourd’hui que la pilule augmente de 80 pourcents les dépressions et tentatives de suicides chez les adolescentes[1]. Pour autant, quand le gouvernement français, il y a quelques semaines, a rendu la contraception gratuite pour les moins de 15 ans, il n’y a eu aucune réaction. La contraception hormonale n’est plus remise en cause que par quelques écologistes[2] et quelques catholiques. Ceux-ci, écolo ou catholiques, les anti-contraception, sont minoritaires jusque dans leur milieu. Il n’est que de constater comment le mot même « contraception » disparaît des sites de catéchèses, des prédications de retraites, des propositions d’aides aux familles et aux couples, alors qu’il est sur-employé dans les domaines de l’éducation nationale, des médias et de la santé.
Voilà mon premier constat : seule la conscience claire de cette base biologique de la contraception hormonale comme support d’une idéologie qui nie le corps sexué, peut donner au discours cohérence et légitimité. En effet, à partir de l’acceptation de la contraception hormonale, il suffit de tirer sur le fil, pour en arriver à justifier l’injustifiable sur le corps sexué. Acceptons de comprendre que nos jeunes vivent dans une anti-culture qui a ce paradigme fondateur : le désir soumet le corps sexué à sa volonté[3].
C’est face à cela que l’éducateur lucide doit se situer. Penser que, dans ce contexte, une belle présentation du corps et de l’amour humain est suffisante pour résister et répondre aux confusions est illusoire.Lire plus
Les personnes, dont je fais partie, qui adhèrent à la loi naturelle, peuvent commettre cette erreur de fonder leur éducation sur la nature, capable d’exprimer le masculin et le féminin par le corps, plutôt que de la fonder d’abord sur la formation de la conscience. Car la loi naturelle est un appel à la présence du Créateur dans chaque conscience humaine. Le mot loi, en français, précède heureusement le mot nature. La conscience bien formée peut, par la raison, trouver ce qui est bon pour elle, surtout face à une nature qu’elle découvre aussi limitée, blessée. Il ne s’agit plus de défendre coûte que coûte la beauté de la réalité corporelle. Il s’agit de la contempler comme un cadeau, oui, mais relatif à plus grand que la matière. Il s’agit de reconnaître très vite que cette nature s’avère en partie abîmée chez nos enfants, nos fidèles, en nous-même. Il convient d’admettre rapidement la part d’épreuve, corrélative à ce corps, même si, heureusement, il demeure d’abord en premier lieu source d’émerveillement et de contemplation. Le risque est grand, aujourd’hui, d’engendrer chez de nombreux jeunes, ce qu’on pourrait appeler le « syndrome du Père Noël ». Je m’explique. En voulant trop bien faire, en réaction aussi vis-à-vis des horreurs qui les entourent, de nombreux parents et éducateurs veulent présenter de façon belle, positive, magnifique, le corps humain féminin et masculin, ainsi que la sexualité elle-même.
L’intention est bonne, certes, mais cette présentation n’est aujourd’hui plus suffisante. En effet, de nombreux jeunes découvrent de plus en plus rapidement des dissonances en eux-mêmes et autour d’eux entre cette version idéalisée, facile, harmonieuse et la version réelle plus difficile à recevoir. En d’autres termes, ils découvrent que le Père Noël n’existe pas et qu’on les a trompés.
J’en appelle à découvrir et à accueillir le vécu du féminin et du masculin à partir de la conscience. Ce fut l’objet de mon ouvrage Bien vivre le cycle féminin. Si je développe une description poétique du cycle, c’est pour mieux faire passer une approche pragmatique, réaliste. Pour la femme d’aujourd’hui, vivre son cycle relève d’un véritable défi, en particulier si sa mère et les jeunes filles qui l’entourent ont leur cycle gommé par des hormones. Par ailleurs, certaines femmes sont privées de leur cycle par diverses pathologies féminines quelquefois invalidantes, causées par les perturbateurs endocriniens, la pollution… Ce sujet de santé publique est aussi un lieu de vécu féminin douloureux, longtemps passé sous silence. Je ne cherche donc pas à cacher les difficultés du vécu du cycle, ayant trop fait l’expérience dans l’accompagnement des jeunes femmes, de ce fameux syndrome du Père Noël. Encore une fois, pour bien faire, dans de nombreuses familles, on présente le cycle comme quelque chose de merveilleusement automatique qui permet d’avoir des bébés, et puis les jeunes filles se réveillent un jour en se disant qu’on leur a menti parce qu’en réalité elles ont du mal à se connaître, à s’apprécier avec ce cycle qui leur a été pourtant présenté comme un trésor… et qui s’avère être aussi une épreuve.
Je me refuse de verser dans l’adulation du féminin et de son cycle. On peut perdre son cycle par la maladie, et on le perd naturellement à la ménopause. La femme est plus grande que son cycle. Si la finalité procréative du cycle doit être présentée dans l’éducation sexuelle et affective, le cycle, lui, se vit quelquefois dès l’âge de 12 ou 13 ans, il est quotidien. Aussi est-ce utile et même important de l’aborder en lien avec les capacités, les talents de chaque jeune fille prise individuellement. Quant aux jeunes hommes, eux aussi vivent de plus en plus souvent un syndrome du Père Noël, en découvrant leur rôle dans la régulation des naissances et le vrai défi conjugal à vivre. Certains peuvent ainsi ressentir durablement de la colère face à un combat déroutant auquel on ne les a pas préparés. Le jeune homme, quand sa maturité est suffisante, doit percevoir que le temps féminin cyclique n’est pas le même que le sien. Il doit, à mon sens, percevoir de façon encore lointaine, une nécessaire responsabilité du masculin face au cycle, et la non moins nécessaire compréhension de l’homme vis-à-vis du vécu féminin. Ce sujet est encore plus tabou aujourd’hui. Pourtant, nous entrons tous dans la vie au moyen du cycle, et le respect de la vie naissante dans le corps de la femme exige que le jeune homme, sans entrer dans les détails, comprenne cette complémentarité fondamentale. Il en va tout simplement de sa persévérance dans l’amour. En outre, décrire le cycle par le biais des les quatre éléments fournit aux gars des outils pour lutter contre la pornographie et pour gagner en aplomb, de ce point de vue, vis-à-vis de leurs congénères. Il s’agit d’une approche hildegardienne : nommer un mal, comprendre son étendue, ses conséquences, et prévenir non par la seule autorité mais par un traitement préventif !
De la transmission dans la famille, à une catéchèse sur la chasteté
Le premier lieu de la transmission sur le corps sexué est la famille. Ainsi mon ouvrage Bien vivre le cycle féminin – même s’il commence sous la forme d’une lettre à une jeune fille et au jeune garçon – s’adresse aussi aux mères de famille, afin de les soutenir dans un dialogue fructueux avec leurs grands jeunes. Les mamans sont le plus souvent les premières formatrices de la conscience morale[4], car elles sont les premiers témoins des dilemmes moraux de leurs bambins. Elles savent lire sur le visage du petit : Dois-je me dépêcher d’engloutir ce quatrième biscuit ou le partager avec le frère qui arrive de l’école ? Vais-je me rapprocher ou m’éloigner de ce petit ami qui pleure parce que je l’ai bousculé en attrapant son jouet ? Les mères de famille doivent comprendre leur responsabilité et la nécessaire continuité de leur accompagnement à l’adolescence, face aux affiches publicitaires, à l’utilisation du portable ; et au jeune âge adulte face aux situations rencontrées inhérentes aux amitiés, etc. Il ne s’agit pas de sermonner ou d’imposer. Il s’agit de révéler à l’enfant puis au jeune la paix et la vraie liberté intérieure qui résultent du choix du bien et du courage. Il convient d’indiquer aussi la tristesse qui suit l’endurcissement ou tout compromis avec le mal. Montrer de la fierté non pas en fermant les yeux hypocritement devant un jeune qu’on veut croire parfait, mais en ouvrant son cœur devant un jeune qui se bat, qui désire se convertir. Féliciter, encourager, compatir, secourir dans les difficultés. Voilà bien une œuvre délicate et respectueuse qui est plus encore « transmission » d’une découverte, d’une joie et d’une expérience personnelles. Cette formation de la conscience morale en ce qui concerne la vérité du corps sexué, n’est jamais terminée. Chaque jeune comme d’ailleurs chaque éducateur lui-même a cette liberté de continuer son auto-éducation, ou malheureusement, il peut se contenter de se dire qu’il n’est pas une si mauvaise personne et que cela suffit.
Devant l’ampleur de la tâche et surtout devant le déferlement extérieur, nous comprenons à quel point les parents ont besoin de trouver des relais, des aides et compléments anthropologiques, pour eux-mêmes comme pour leurs enfants. Aussi les éducateurs et pasteurs ne peuvent plus négliger ce sujet du sens du corps sexué, sans se méprendre sur leur propre responsabilité.
De tout ceci découle un vrai défi intergénérationnel : que ceux qui ont été encore relativement épargnés dans leur jeunesse choisissent de se pencher sur ces problématiques du vécu féminin et masculin, de la complémentarité homme-femme. C’est à ces générations de donner aux plus jeunes des repères positifs comme de mettre en garde contre la logique inhérente à la culture de mort, qui va de la pornographie à la fornication, à l’infidélité, à la contraception, à l’avortement, à la fivete, aux revendications LGBT : tout se tient pour une déconstruction humaine, sociale et spirituelle… La confusion et le mensonge sur le corps sexué représentent de véritables défis anthropologiques pour la société et pour l’Église. Les abus sexuels dans le clergé ne sont qu’une petite part de cette grande épreuve spirituelle qui n’épargne presque plus personne en réalité. À ceux qui ont beaucoup reçu de la civilisation de la vérité et de l’amour, de témoins illustres ou inconnus… d’œuvrer aujourd’hui avec persévérance sur le sens de la sexualité humaine. À nous, parents et éducateurs, de comprendre que si le manque de maîtrise de la langue empêche de bien penser, la perte du sens du corps sexué empêche de recevoir le don de l’Incarnation et de la Rédemption. Car si tout ce dont je viens de parler relève d’abord de la loi naturelle, les conséquences sur la foi sont indéniables. Elles ébranlent aujourd’hui jusqu’à la barque de Pierre.
Ce travail personnel et communautaire de grande importance relève de la vertu et du don de la chasteté. Celle-ci signifie « l’intégration réussie de la sexualité dans la personne et par là l’unité intérieure de l’homme dans son être corporel et spirituel. » (Catéchisme de l’Église Catholique, §2337) « La chasteté représente une tâche éminemment personnelle, mais elle implique aussi un effort culturel » (§2344).
En réaction face au relativisme moral, et parce que notre cœur aspire à la beauté et au bien, nous pouvons avoir la tentation de construire une utopie de la chasteté. Or la chasteté intègre la réalité de nos corps, avec ses fragilités et ses limites. La chasteté n’est pas une idéologie tyrannique, à terme démoralisante. La chasteté signifie la mise en valeur plénière de la croissance humaine et spirituelle. À côté de la négligence dans l’éducation à la chasteté, il existe une autre tentation, celle de la projection idéaliste qui consiste à nier pour ses enfants, pour ses fidèles, la réalité d’un combat intérieur pourtant inhérent à notre condition humaine blessée. Le syndrome de la marquise : tout va très bien… quoi qu’il arrive. Non, le combat est là, il est plus important à certaines étapes de la vie : l’adolescence, le jeune âge adulte, la crise du milieu de vie, mais il existe à tous les âges de la vie.
La chasteté ne doit donc plus être présentée comme un idéal désincarné destiné seulement à quelques héros, mais comme le moyen ordinaire pour l’homme de bonne volonté de vivre au mieux l’unité de sa personne en vue de l’intégralité du don de soi.
Dans mon livre La chasteté, je rappelle que c’est à travers deux chastetés, si humbles qu’on les oublie – celles de Jésus et de sa Mère – que nous sommes sauvés. Qui veut aimer, ne peut négliger de rechercher la chasteté. D’ailleurs cette aspiration à l’unité intérieure réside au fond de tout cœur humain. Tous, nous sommes appelés à choisir ce déploiement de la liberté intérieure et à y entraîner autrui.
Gabrielle Vialla
paru dans Liberté politique n°86
[1] Étude publiée en sept. 2016 dans la revue JAMA Psychiatry, par le gynécologue Oejvind Lidegaard, de l’Université de Copenhague. https://ajp.psychiatryonline.org/doi/10.1176/appi.ajp.2017.17060616
[2] On peut lire J’arrête la pilule, de Sabrina Debusquat.
[3] Le désir fait partie de l’acte volontaire, il en est la source, il peut effectivement en être l’expression la plus vive, mais il ne s’identifie pas avec lui. Le sens de ce paradigme est donc d’attribuer au désir une volonté qui n’est pas une, mais qui devient un dictat. Ce postulat mortifère comprend d’emblée le morcellement de la personne et par là s’oppose à la chasteté, qui unifie tout en nous. J’en parlerai dans la suite de l’article…
[4] Cf. Recevoir le féminin, éd. Fécondité, 2018.